Petit Journal Américain
Volume 2: Matsushima

Voici la baie de Matsushima, si belle. On dit qu’il y a plus de deux cent iles et ilets, avec des villages nichés dans leurs anses, des bosquets de pins, des ponts rouges, des temples shinto au sommet. Un haïku en traduit l’émerveillement :

Matsushima, ah !
A-ah, Matsushima, ah !
Matsushima, ah !

Mais aujourd’hui, il n’en reste probablement rien, rien que des ruines et des morts. C’est tout près de Sendai, et de l’épicentre du tremblement de terre qui vient de frapper le Japon. Toute la côte, très découpée, toutes les villes, les villages, les ports de pêche, les maisons, les jardins et les temples ont été dévastés par le tsunami (en Japonais, la vague du port) qui a suivi.  Nous y étions en Mai 1998, heureux et émerveillés comme tout le monde. En hommage à Matsushima et à tout le Japon qui souffre, ce petit journal à quatre mains va faire un grand saut en arrière, et se rappeler notre voyage.

Un voyage qui commence quand on se retrouve, à Narita, l’aéroport de Tokyo ; car on ne voyage pas ensemble ! Moi je vais au Japon, avec Air France,  pour deux réunions, et John prend British Airways pour m’y rejoindre. Mais je vous parle d’un temps pré-9/11, sans contrôles policiers dans les aéroports : quand j’arrive, Air France me laisse attendre, sous douane,  dans leur salon, pendant deux heures, et une hôtesse m’accompagne jusqu'à la porte ou le vol de BA débarque à l’instant; John en sort le premier, et voilà, on s’embrasse dans la passerelle, comme dans les films …

Le train jusqu'à Sendai, c’est un Nozomi à museau rond, puis un petit tortillard jusqu'à Matsushima,  ou nous arrivons dans un grand ryokan, Taikanso, qui domine toute la baie (je ne sais pas s’il a été touché, mais leur site web ne répond pas). Inutile de vous dire que John a immédiatement acheté le gros livre (on dirait un annuaire) des horaires de trains et il l’apprend par cœur, ou presque ! En 1998 il n’a pas encore décidé d’apprendre le japonais, mais il est déjà très doué pour prendre tous les trains et pour se faire comprendre quand on arrive dans les ryokans (ou, bien sur, son sourire fait déjà merveille !). De notre chambre la vue s’étend vers cette baie magnifique, mais on voit aussi la voie ferrée, et au milieu de la nuit, quand je me réveille, John, en yukata, assis en tailleur devant la fenêtre, cherche dans son livre d’horaires les destinations des trains qu’il voit passer. Je me rendors avec un sourire attendri.

(John) J’ai un très bon souvenir d’être allé chercher mes horaires de train. Je suis descendu à pied jusqu'à la rue principale de la petite ville, à 500 m environ. Il n’y avait que des boutiques à touriste, comme on trouve partout dans les endroits touristiques au Japon, qui vendent le saké de la région, des produits régionaux, des nappes… que des trucs sans intérêt, quoi. Et en face des boutiques, il y avait la baie, c'est-à-dire la mer. Aujourd’hui il ne doit rien du tout rester de toutes ces boutiques, des vieilles dames qui passaient toutes leurs journées à attendre les bus omniprésents de touristes. Enfin, j’ai trouvé la petite gare. Pour des raisons historiques, il y a deux gares à Matsushima, une sur la vieille ligne principale – le Tohokusen – qui reliait Tokyo avec toute la côte du nord, jusqu'à Aomori – et l’autre sur une petite ligne qui longe – ou longeait – la côte jusqu'à Onagawa. Il ne doit pas rester grande chose aujourd’hui ni de la petite gare, ni de sa voie ferrée. Vous avez peut-être vu la vidéo qui montre des trains détruits, des gares réduites à rien du tout, vous avez peut-être entendu que lors du tsunami, quatre trains ont tout simplement disparu. C’est solide, un train, c’est fait de fonte, d’acier. Et pourtant, ils ont disparu, jetés à la mer.

Le train qui me faisait du souci lorsqu’Isabelle s’était réveillée, c’était un train mystérieux, d’allure différente, que je ne trouvais pas dans mes horaires. Et maintenant, je me rends compte que c’était le Minamisanriku, train express qui desservait la ville du même nom, qui servait à amener ceux parmi sa population de 17,000 qui voulait venir faire les courses à Sendai. De ces 17,000 gens, maintenant il ne reste que 7,000.

Ces yukatas, que l’hôtel nous fournit, dans notre chambre, sont magnifiques : le bleu turquoise y dessine comme l’écume des vagues, et nous sommes superbes là-dedans. Je voudrais les emporter, et ils ne sont pas en vente. Alors je demande à la secrétaire de notre réunion, une charmante jeune femme japonaise, de m’aider à négocier avec l’hôtel. Elle est d’abord surprise, puis se lance dans une grande discussion à laquelle, peu à peu, tout le personnel de l’hôtel vient prendre part et s’étonner de la requête des gaijins, les étrangers. Ca marche, et d’ailleurs notre intermédiaire va en acheter un pour elle aussi ! Je les ai toujours, mes deux yukatas, un peu usés. Je n’oserai pas les remettre, maintenant.

La première réunion est plutôt formelle – c’est une coopération entre les trois régions du monde, Europe, Amérique et Extrême-Orient, qui m’aura fait voyager dans des endroits magnifiques pendant sept ans pour, il faut bien le reconnaitre, ne pas servir à grand-chose. Mais les Japonais, qui mènent leur délégation, font les choses en grand, et organisent un diner de kaiseki (les petits plats très raffinés) qui est un des meilleurs de tous nos souvenirs, avec des produits de la mer. Comme on le voit, les trois chefs de délégation président avec sérieux, et je mets mes plus beaux atours !

(John) Pendant qu’Isabelle s’occupait de la solidarité mondiale, je me suis promené vers l’intérieur du pays. En train, bien entendu. Suivant les indications de l’horaire, j’ai pris le petit train jusqu'à Sendai, puis un tortillard de deux voitures qui s’arrêtait partout avant de m’amener a Yamagata, ville de montagne – même son est écrit avec les caractères pour « forme de montagne ». C’est une excellente façon de voir les petits villages, les jardins potagers, les écoliers et les vieilles dames, et je me suis régalé.

Et puis nous louons notre première voiture au Japon, et nous partons nous promener – même avec la science ferroviaire de John nous ne pourrions pas voir cette région sans voiture. A Matsushima, les vues extraordinaires,  les iles aux formes biscornues, le pont rouge, les petites maisons de bois, dans les pins, près de la côte, tout est charmant, ou magnifique, l’eau si calme, les petits bateaux de pêche comme des jouets (et oui, ils ont été drossés sur la côte, comme des jouets). Nous partons vers la péninsule de Oshika, ce petit bout de terre qui était sans doute le plus près de l’épicentre, jusqu’à Ayukawa, un port dont la spécialité est la chasse à la baleine (qui est interdite bien sur mais le Japon et l’Islande ont des dérogations..). Il y a quelques gros bateaux, équipés pour ça, et  toute la petite ville fait référence à la baleine, en peluches, en fontaines, et en enseignes de restaurants. John déchiffre assez des menus pour nous commander à déjeuner, mais ce n’est pas de la baleine , qu’on goutera des années plus tard à Utoro, dans le Hokkaido lors d’une autre balade le long de la côte nord, si vulnérable elle aussi ; nous avons le cœur serré de penser à ce qui a dû arriver à Erimo Misaki...

Qu’est ce qui existe encore de cet endroit ? La presqu’ile est montagneuse – peut-être les habitants ont réussi à se mettre en sécurité ? les Japonais sont préparés à ces catastrophes, au moins en théorie, mais ils avaient environ 15mn entre le tremblement de terre et le tsunami – qu’est ce qu’on peut faire en 15mn, déjà assommé par les secousses,  pour échapper à une vague de 10 mètres ?

A ce moment là, nous n’avions que de la joie dans le cœur, en revenant vers l’intérieur du pays. A Furukawa, nous nous arrêtons à notre premier supermarché (il n’y en a pas dans les grandes villes), on regarde tous les rayons, on s’étonne de voir qu’il y a des tas de légumes qu’on ne peut pas nommer, une dizaine de trucs différents pour les cuire à la vapeur, et pas un seul grille-pain ! Soirée dans  une station thermale, une onsen, à Narugo. Ca devait être une de nos premières expériences des bains japonais trop chauds, du diner de petits plats locaux et de saison, des futons inconfortables ; et, pour trouver une bière plus à notre gout, nous sommes sortis, le soir, nous promener dans la petite ville déserte, avec nos yukatas et nos geta de bois, les socques, qui claquaient sur les pavés. C’était aussi la découverte d’un Japon très rural,  et je me souviens des jardins, dans la campagne : des pivoines, des roses, des iris, des salades aussi, j’ai pensé que le jardinage était un bien commun, et que la vie devait être bien plus douce ici qu’à Tokyo. Et puis nous sommes arrivés dans la région de Yamagata,  ou poussent les cerises les plus célèbres du Japon (et les plus chères, jusqu'à 50 Euros le kilo !). Elles sont emballées comme des joyaux, délicieuses, et pour en faire le meilleur usage, il y a aussi des concours de qui crachera le noyau le plus loin ! Les cerisiers sont protégés des oiseaux  (et peut-être des écureuils) par des grandes cages de filet, c’est surprenant en plein champ. C’est aussi l’endroit ou nous avons vu des singes, en liberté, pour la première fois (sur le bord de la route). En traversant la ville de Yamagata, nous nous sommes arrêtés dans une sorte de foire kermesse, avec des stands de jardinage et de brocante, et un bonhomme sympa est venu me faire la conversation, limitée comme on imagine par le fait que nous n’avions pas un langage en commun…

Et puis nous sommes revenus à Sendai, tout fleuri d’azalées roses en coussins, partout. John est reparti vers Londres, et j’ai rejoint la réunion du JTC1, ou j’ai retrouvé mes collègues français (les délégations à ces réunions sont nationales). Sendai était une jolie ville, très province, avec de la verdure, pleine de vélos et d’écolières, ou à cette époque on regardait encore les gaijins curieusement. La ville n’est pas très proche de la mer, on espère qu’elle n’a pas été trop touchée par la vague, mais l’aéroport l’a été, comme on l’a vu sur les nouvelles ; l’eau qui se répand, qui détruit,  inexorablement, partout.

Voila des souvenirs – et ils sont maintenant mêlés de beaucoup de tristesse. Nos amis à Tokyo sont sains et saufs, pour autant que l’on sache. Mais ce pays qu’on aime est atteint si fort, si durement, que ça nous fait mal aussi, à nous, à l’autre bout du Pacifique.